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"La langue russe est le plus fort des alcools"

vendredi 17 juillet 2009, par Elena Jourdan


Texte rédigé par Alice Berthet, élève en Lettres Supérieures au lycée Henri IV, lauréate du concours "Pourquoi j’aime la littérature russe" organisé dans le cadre du Féstival Gogol 2009 (2ème prix du jury).

Publié avec l’aimable autorisation des organisateurs du Festival Gogol.


Elle enivre et grise. C’est un feu qui court, dans votre bouche, dans votre corps, et vous brûle, et vous électrise.

Alors, sans même comprendre comment, ou pourquoi, des larmes coulent de vos yeux, et inondent vos joues lorsque vous entendez ce peuple d’oiseaux qui ne sait pas parler, mais chanter.

Quand ? Comment nous sommes nous rencontrées pour la première fois ? Je serais bien incapable de le dire, comme c’est souvent le cas avec les vieux amis, ou avec les gens qui comptent beaucoup pour vous. Il me semble la connaître depuis toujours et même si chaque rencontre est une nouvelle rencontre, la toute première, elle, s’est effacée. Et j’ai beau me torturer l’esprit ce n’est pas un instant précis, mais une vague de souvenirs, de moments importants, d’instants forts montent en moi.
Par exemple ce poème de Essenine, « Je ne regrette, ni n’appelle ni ne pleure… ».

C’est une langue, désespérée au goût aigre-doux, on ne peut en parler que par images, que par émotions… et dès que l’on essaie de la saisir, on ressent un profond sentiment d’insatisfaction, parce que l’on sait que c’est cela, mais pas totalement, et, on voudrait dire ce qu’on ressent, mais on sait que l’on n’y parviendra jamais complètement. Essenine a quelque chose de Rimbaud, âmes fortes et brûlantes, profondément tourmentées, qui, toujours rattrapées par elles-mêmes, ont sans cesse tenté de fuir, en Europe, dans l’alcool, dans le silence, dans la mort…
La langue de Essenine c’est l’épi de blé, qui ploie sous le vent, c’est l’érable qui ruisselle de cuivre, c’est le pays des bouleaux, les pommiers blancs en fleurs, c’est le cheval qui court dans la steppe, le bosquet d’or, et la large lune sur le bleu de l’étang…

Les mots fusionnent dans une harmonie et un profond respect. Ils traduisent un élan, une force jaillissante, et unissent le poète à une croyance profonde, religieuse, presque mystique dans la nature, dans la religion. Et la langue est chargée de dire tout cela.

Et, pourtant, il y a quelque chose de désespéré dans cette poésie, comme deux larmes qui roulent sur les joues…

C’est la peur de ne plus savoir écrire, de ne plus pouvoir écrire. C’est un vent glacé à l’idée que les mots deviennent mensonge et mascarade.
Oui, un profond désespoir court dans ton écriture. Et tu voudrais le fuir, t’échapper, t’oublier, mais il faut bien écrire… ce qu’on est…, avec des mots, avec son sang, pour toi c’est pareil. Mots qui rient et qui pleurent. Et qui ne savent où aller.

Chanter, pour ne pas mourir, chanter le désespoir pour ne pas qu’il vous étouffe, et pour continuer à être libre, libre même dans la souffrance.

C’est assez.

C’est aussi Akhmatova : dans l’océan gris, dans la nuit sans fin, brille encore une étoile, celle de l’espoir.

La langue d’Akhmatova, c’est celle de ceux que de trop nombreuses fois on a voulu faire taire. Chant du silence, et du respect.

Akhmatova qui, dans l’attente infinie, sans cesse recommencée, devant les prisons, dans le froid, la faim et l’angoisse, répond à une jeune femme, alors que le jour ne se distingue plus de la nuit, et que la peur devient une habitude, que oui elle peut dire tout cela.

Langue si forte et si faible, sans cesse marquée par les épreuves, fourbue, et courbaturée, tu continues pourtant d’avancer et tu tentes même petite jument de galoper, alors que tu es blessée.

C’est ce goût aigre-doux de la langue russe.

La Russie, c’est aussi celle du « là-bas » de Pouchkine, et en quelque sorte, chaque auteur, par un rapport singulier et personnel à la langue et aux mots, a su retrouver le chemin de ce « là-bas ». A chaque auteur, poète, romancier… le chat a raconté un seul conte. Et ce conte il le livre à travers son écriture. Chaque auteur a une façon de chanter, et cette façon même c’est le « là-bas » de Pouchkine.

« Là-bas » C’est les personnages de Gogol qui hantent les canaux de Saint-Pétersbourg, tandis que ceux de Tchekhov luttent contre l’ennui, luttent contre l’oubli et que Radichev voyage de Moscou à Saint-Pétersbourg. C’est un monde fantastique où l’esprit des bois rencontre des sirènes, alors que la sorcière avance dans son mortier, et la princesse pleure doucement du haut de sa tour, mais le loup brun vient à elle pour la servir et l’aider. C’est un auteur fou, qui s’amuse avec une langue encore plus folle encore, et le diable arrive tandis qu’une sorcière vole les étoiles dans le ciel ! Pendant ce temps Akaki Akakiévitch vit dans les entrailles d’un ministère.

Et dans le lointain et une troïka vole emportée par des chevaux d’airain….

C’est ce peuple qui rit de tout et avant tout de lui-même, preuve en est les Ames Mortes, dans lesquelles, l’auteur à partir de quelques détails, d’un détail arrive à faire une généralisation et montre par sa perspicacité, par sa façon même de peindre ce qu’il raconte, arrive à faire une critique, pas toujours voulue, mais toujours présente de cette société si facilement caricaturale, trop facilement ?

C’est l’écriture même de Gogol, écriture aussi folle que la langue, qui parvient à faire une définition, un portrait si juste, et si incisif, esquisse qui saisit en deux traits la chose, la scène, et sa profondeur véritable. Cela relève de l’écriture même.

C’est une clameur qui roule comme un torrent, une chute de pierre, elle enfle, et s’élève parfois Aquilon, parfois Zéphyr. Langue de la souffrance, et du bonheur, en tout cas de l’émotion. Russie, fée grise aux yeux d’or, jamais tu n’es inactive.

C’est la marche vers la mort de personnages tellement humains dans cette mosaïque qu’est Vie et Destin, de Vassili Grossman.

Tous sont unis, comme les fils d’une gigantesque toile d’araignée, et l’ouvrage montre non seulement une société, une époque mais aussi, la logique implacable du système stalinien, et que lorsqu’on accepte cette logique, on met la main dans un engrenage, on ne pourra plus refuser la suite. C’est la lettre de la mère à son fils, alors que enfermée dans le ghetto elle va mourir, et elle le sait, elle raconte un monde, qui est sur le point de disparaît, et la lettre continue, comme un chemin, comme un cordon ombilical, car elle sait que lorsqu’elle posera le point final cela signifiera, non seulement la séparation d’avec son fils alors que la lettre a justement été moyen de retrouver ce contact, mais aussi, le point final c’est la mort. Mort physique transmise, contenue dans ce point final.
La langue russe est terriblement femme, c’est la langue d’Anna Karénine, impatiente, et mystérieuse, elle échappe à tous. Elle n’est pas de ce monde, elle connaît sa propre loi, ses propres règles.

C’est une langue sans cesse en mouvement, une marche, un oiseau qui s’envole, un train qui roule... C’est tout un ensemble, une conception particulière, un langage haut, et fort, et poétique, qui n’évoque pas le réel, mais le peint s’y attache, et nous lie à la réalité. C’est la beauté de la langue russe.

Langue au goût aigre-doux, au charme aigre-doux qui ne quitte jamais ceux qui la connaissent, elle les affecte, leur une donne une façon d’être, de penser, si vive, si fragile, si incisive, et si drôle !

Et on peut finir, en montrant la figure mi-russe, mi-française, ô combien Russe et ô combien française de Romain Gary, auteur d’une très grande sensibilité, à la fois très fort, et très faible, ou tout du moins très fragile.



Isba - Irkoutsk - Photo : Elena Jourdan


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