Chronique de Petrouchovo
"Vive le réchauffement climatique ! Je ne vais pas entrer dans le débat scientifique qui me dépasse, je constate seulement que pour la première fois depuis de nombreuses années, nous avons eu et avons encore un vrai hiver froid et enneigé. D’habitude j’aime relever et commenter les paradoxes russes, cette fois-ci il s’agira d’un paradoxe climatique !
Toujours est-il que pour une fois que j’emmenais mon cher mari en Russie, il n’a pas été déçu. L’hiver russe était au rendez-vous, et le week-end passé en Russie profonde dans la datcha de notre amie Irène à Petrouchovo fut un enchantement.
Dans la bania municipale (je n’ai toujours pas compris si c’était plus proche du sauna des Scandinaves ou du hammam des Turcs – preuve s’il en était besoin du syncrétisme de la culture russe, qui a subi les influences tant des uns que des autres) de la petite agglomération de Gouss-Jelezny, l’étuve était chauffée à blanc. Bania blanche ou bania noire, comme chacun ne le sait pas, sont les deux variantes concurrentes des bains russes, et la variante blanche prend largement le dessus. Des universitaires de formation américaine y verraient une nouvelle preuve du racisme latent ou avéré des Russes.
Dans cette modeste bania provinciale on est heureusement à mille lieues de ces considérations idéologiques quelque peu absconses. La bania du samedi, réservée aux femmes, sert de café du commerce, de « jour fixe » (terme passé dans la langue russe, réduit à un seul mot), de salon littéraire, voire de divan de psychothérapie collective. Lieu haut en couleur, dans lequel déambulent, à de très rares exceptions près, que l’on remarque d’autant plus, des corps flétris, déformés moins par les ans que par les conditions de vie, sous la férule de la tenancière des lieux, la bantchtchitsa, une femme étonnamment discrète et efficace. Seul coq dans cette basse-cour, le fils de cette dernière, masseur de son état, qui ne semble guère menacé de chômage, à en juger par la longue liste de rendez-vous que tient scrupuleusement sa mère. Je ne fus pas assez russe pour tenir plus de deux minutes d’affilée dans l’étuve, et encore moins pour aller me plonger dans mon plus simple appareil dans la rivière tout près, par moins 20° de température ambiante, mais je me promets de faire mieux la prochaine fois !
La matinée du dimanche passée à Kassimov nous a permis de découvrir une ville provinciale au charme russo-tatare (ou bien devrait-on dire l’inverse ?) désuet, ayant gardé son cachet authentique, mélange d’histoire ancienne, de culture matérielle soviétique, d’adaptation aux temps marchands nouveaux.
Mosquées et églises orthodoxes se côtoient dans un œcuménisme remarquable en ces temps de débat sur l’identité nationale (en France). Les boucheries tatare et russe s’y côtoient sans que nous puissions, nous autres Parisiens décadents, nous persuader d’une différence notable. Le marchand de couleurs local vend mille trésors hétéroclites, parmi lesquels des tapis à l’effigie de la Sainte Vierge ou du Christ en Majesté, d’un délicieux kitsch postsoviétique.
Le chemin du retour fut agrémenté d’une petit détour pour découvrir, au fin fond de la forêt enneigée, un ravissant petit village, un hameau plutôt, de vieux-croyants. A défaut de mobilier urbain idoine, nous nous sommes contentées avec mon amie d’un bain de siège froid à la Rika Zaraï, comme elle me le fit remarquer avec humour. Cela m’a permis, d’ailleurs, de repérer un angle de vue extraordinaire pour photographier l’église des vieux croyants à travers des branches d’arbres ployant sous la neige. Comme quoi Marx avait une fois de plus raison : « L’être détermine la conscience » !
Ce soir-là, Moscou, la métropole tentaculaire, nous attendait au bout de cinq heures de conduite sur des routes verglacées, et le charme fut aussitôt rompu. Ce petit récit se veut une tentative pour garder gravée dans nos mémoires l’impression de dépaysement total que nous avons ressenti à Petrouchovo, grâce à notre bonne amie."
Véronique Jobert, Février 2010