A propos du film Sibérie, Monamour (ce n’est pas une faute d’orthographe ou de typo)
Sortie en salles le mercredi 20 avril 2011
Si j’étais (beaucoup) plus jeune, je dirais « Plus russe, tu meurs ! »
Des paysages grandioses à vous couper le souffle, de très belles prises de vue, la taïga dans la région de Krasnoïarsk est très belle…
Nos deux héros, un vieil homme et son petit-fils, vivent au fin fond de la taïga, dans l’isolement le plus total, dans un village depuis longtemps abandonné par l’ensemble de ses habitants.
Cela se passe donc en Sibérie, qui est apparemment au 21° siècle ce qu’était le Far West américain il y a fort longtemps. En tout cas, tout un chacun doit être armé, il n’est pas question de s’aventurer dans la forêt sans son fusil, on risque d’y faire de mauvaises rencontres. Des meutes de chiens sauvages, féroces et affamés s’attaquent au bétail, jusque dans les izbas ; telle sera la triste fin de la petite chèvre, non pas celle de Monsieur Seguin, mais celle du grand-père et de son petit-fils, qu’ils espéraient vainement engraisser pour avoir quelque provision de viande. La plupart des villages sont vides, quant aux anciennes industries locales, scieries et autres, elles sont désaffectées. Les habitants se sont regroupés dans des agglomérations sans âme, plus proches des axes routiers. Ils y mènent une existence pitoyable, dans un environnement sordide, où l’argent et l’alcool servent de lien social.
Tous les ingrédients de la russité (et du postcommunisme) sont réunis.
• L’alcoolisme est abondamment illustré par des scènes plutôt crues, avec notamment l’initiation d’un jeune soldat naïf et désarmant qui intègre ainsi le monde des adultes, dont la majorité est cynique, cruelle et intolérante. Pour rappeler les extrêmes russes, il y a aussi la minorité agissante, puisque le grand-père, d’une sobriété absolue, ne tolère pas une goutte d’alcool dans son izba et parvient, sur ce plan, à se faire respecter même de repris de justice évadés que la population locale appelle « zeks ».
• La condition de la femme donne lieu à des portraits contrastés. La tante du petit Liocha rejoint la lignée des paysannes russes chantées par le poète Nekrassov, tandis que les esclaves sexuelles (bien plus nombreuses, soit dit en passant), tant des militaires en garnison que des mafieux locaux, s’inscrivent parfaitement dans le tableau de la Russie postsoviétique, telle qu’elle est véhiculée par de nombreux médias. Les scènes, sordides et fort violentes, d’ébats sexuels ou de viols perpétrés par les représentants du sexe fort ne me paraissent pas convenir à un public de jeunes collégiens ou lycéens.
• Les hommes russes aussi sont fidèles à l’image que l’on en donne généralement. Veules et faibles dans le quotidien, sous la coupe de leurs femmes, ils compensent à l’extérieur en se montrant violents, brutaux et intolérants, voire racistes. Mais il y a aussi des exceptions, tel le grand-père, croyant dont la foi primitive et inconditionnelle lui fait accepter toutes les infortunes comme venant de Dieu. Jusqu’au jour, où, pour sauver son petit-fils, il tentera l’impossible, au péril de sa vie.
• L’antihéros fait la part belle aux clichés du postcommunisme. Ancien militaire ayant fait les deux guerres de Tchétchénie, blessé à la tête et, comme diraient les jeunes, quelque peu fêlé, il crève l’écran. Ses relations avec son supérieur, qu’il méprise profondément (en partie parce que de toute évidence il n’est pas d’origine russe), mais qu’il craint (parce qu’il détient l’autorité), sont à ce titre très révélatrices de tout un état d’esprit très répandu en Russie d’une façon générale.
Quelques mots sur le héros principal.
Liocha est un adorable garçonnet qui ne sait pas qu’il est orphelin de père et de mère, il attend toujours son papa, lui écrit des lettres et lui dédie ses dessins. En effet son grand-père, sciemment pour l’enfant, et sans doute inconsciemment pour lui-même, entretient le mythe d’un père agent secret parti en mission spéciale. Au passage, notons la justesse de ce détail. Dans le contexte de dénuement total, d’isolement, de quasi famine dans lequel vit ce petit garçon, seul l’espoir fait vivre. Son père ne peut être qu’un héros et son image donne nécessairement une impression de force, de dignité recouvrée, de fierté.
Il faut aussi évoquer la musique. La musique originale du film, quelque peu orientale, est envoûtante. A cela s’ajoute l’aria célèbre de Nadir dans Les pêcheurs de perle de Bizet. On l’entend à l’occasion d’une scène très intéressante, très révélatrice des tensions interethniques pouvant exister actuellement, notamment dans l’armée russe. Où la prétendue « civilisation » n’est pas là où on l’attend…
Etonnante notoriété de cette aria en Russie. Je me souviens qu’elle servait de fond musical à un documentaire du début des années 1990 sur la catastrophe écologique de la mer d’Aral.
Autre élément musical à noter : la chanson d’Adamo « Tombe la neige », seul moment du film qui nous arrache un sourire.
C’est sans doute le principal reproche que je ferais à ce film, de manquer totalement d’humour. Tout est grave, tragique, souvent insoutenable. Le sujet, évidemment, ne prête guère au rire. Pourtant, dans des films tels que Les vieilles (старухи) ou bien Baboussia, cette gageure avait été tenue.
Cependant, sans doute pour racheter la tonalité trop sombre de l’ensemble, il y a un « happy end », dont on peut dire qu’il est assez invraisemblable et d’un sentimentalisme déroutant.
En conclusion, je voudrais vous inciter tous à aller voir ce film, qui en vaut la peine et, dans tous les cas, de le voir avant d’y amener de jeunes élèves. En effet, outre les scènes que j’ai évoquées, le vocabulaire utilisé nécessite sans doute, non seulement quelques mises en garde pour les élèves, mais aussi quelques révisions pour les professeurs dans le BSJ (Большой словарь руcского жаргона). Ceci n’engage que moi…
Véronique Jobert
Mars 2011