Une longue relation intellectuelle et littéraire a
uni la France et la Russie, où pendant une très longue période le
Français a été la seule langue parlée par les élites russes. Une
relation faite d’attirance, de détestation, d’incompréhension
et aussi de passion pour ce grand pays mystérieux. Des auteurs
des deux pays, épistoliers, voyageurs ou écrivains émigrés, se sont
faits le miroir de cette fascination. Les collections de la
BnF en conservent la trace.
Consulter l’article sur le site de la revue de la BnF, Chroniques
Valentine Besson est chargée de collections,
responsable du secteur russe à la BnF. En écho au Salon du livre
dont l’invitée est la Russie, elle a travaillé à une bibliographie
sur les traductions françaises des ouvres littéraires des
auteurs russes du XXe siècle, tout en préparant une présentation,
site François-Mitterrand, en hommage à la générosité de
Nikolaï Dronnikov, un artiste qui a fait don d’une centaine
de documents à la BnF.
Chroniques : Le département Littérature et art
présente une sélection de livres (1) en hommage au don de
Nikolaï Dronnikov. Pouvez-vous nous le présenter ?
Valentine Besson : Nikolaï Dronnikov, qui vit en
France depuis 1972, est dessinateur, peintre et sculpteur. Son
originalité vient de ce qu’il a édité lui-même plus d’une
centaine d’ouvrages, qu’il a imprimés de façon artisanale,
avec un grand soin. Ce sont des livres d’artiste richement
illustrés avec ses propres dessins et gravures, des livres étonnants !
Amoureux de Paris, de la culture française, de la peinture en
particulier, il s’est intéressé aux déshérités qui hantent les
quais de la Seine et les a abondamment dessinés, avec un regard
d’une grande intensité poétique. Il en résulte une admirable
collection sur les SDF de la capitale, dont une partie a fait
l’objet d’une exposition cet automne à l’Hôtel-Dieu sous le titre
"Paris sous les ponts". Le thème parisien est présent dans de
nombreux volumes de ce don, où les dessins de paysages sont
accompagnés de poèmes de Léon Robel, très connu par ses
traductions des auteurs russes.
Chr. : Comment ce donateur s’est-il manifesté à la BnF ?
V.B. : C’est André Lebedev, chercheur et enseignant
du russe à l’INALCO et lecteur de la BnF, qui nous l’a fait
rencontrer. J’ai visité son pavillon à Ivry qui est
véritablement un morceau de Russie reconstituée, avec un portail bleu à
l’aigle bicéphale, la cour foisonnante de sculptures en
pierre et en bois, et un intérieur tapissé de dessins et de
peintures d’artistes et d’intellectuels russes .
Chr. : Quel est l’apport documentaire de ce don ?
V.B. : Il présente tout d’abord l’intérêt de compléter le fonds de la BnF. Bien qu’en russe, ces publications font partie du patrimoine culturel français et s’inscrivent dans une longue tradition de production éditoriale de l’émigration russe en France. Pas toujours déposée, exclue des circuits commerciaux traditionnels, cette production est pratiquement
insaisissable. D’où l’intérêt des donations. Celle de Nikolaï Dronnikov a un intérêt indéniable par son témoignage sur l’émigration russe, en particulier sur celle de "la troisième vague" dont il est contemporain. Ses ouvrages fourmillent de portraits de dissidents, de l’intelligentsia russe de passage ou résidant à Paris. A l’instar d’un photographe qui mitraille, il
a multiplié esquisses et dessins : il a dessiné Joseph Brodski, Vladimir Vysotski, Andreï Tarkovski. D’autres croquis, toujours sur le vif, font apparaître Mstislav Rostropovitch dirigeant l’intégrale de l’Opéra de Prokofiev "Guerre et Paix" ou Sviatoslav Richter au piano. Dronnikov a édité beaucoup de recueils de poèmes. Ceux de son ami, le poète tchouvache russophone Guennadi Aïgui, tiennent une place
particulière. Ce don, d’une centaine de pièces, renferme aussi de
très curieux petits carnets, tirés à trente exemplaires, très
joliment imprimés en russe, dont le but est la recherche de
la vérité historique, et qui réunissent des données
statistiques très détaillées. Ces publications lui ont valu les
félicitations de Soljenitsyne. Une autre partie du don a rejoint le
département des Estampes et de la photographie. Le talent de
Nikolaï Dronnikov commence aujourd’hui à être reconnu en
Russie. Tous ces documents vont être catalogués, afin d’être
rendus accessibles aux chercheurs au plus vite.
Chr. : Pour une première approche de la littérature russe, quel
itinéraire conseillez-vous dans le fonds en langue et littérature russes du site François-Mitterrand ?
V.B. : Constituées depuis 1993, nos collections en libre accès, qui complètent notre fonds de quelque 155 000 volumes en magasin, ont été réparties sur deux niveaux. Pour une première approche, la Bibliothèque d’étude du niveau Haut-de-Jardin propose en salle G (Littératures étrangères) 3 500 volumes offrant une image représentative de la littérature russe, présentée par corpus d’écrivains classiques. Nous avons mis l’accent sur le XXe siècle, avec une sélection significative d’auteurs soviétiques comme d’auteurs en exil, notamment en France. Le visiteur trouvera pratiquement toutes les traductions disponibles, et parfois plusieurs traductions d’un même texte, pour permettre des études comparatives, ainsi que des oeuvres d’auteurs contemporains confirmés, avec leur traduction française. Ce fonds s’adresse aussi bien à un large
public qui souhaite lire des traductions de textes littéraires qu’aux étudiants, aux professeurs et traducteurs. Nous proposons aussi des ouvrages de référence en généralités et un fonds de base en linguistique, avec des dictionnaires, des grammaires, des études françaises sur la langue, etc. J’ai en outre préparé une bibliographie de traductions françaises, disponible sur le stand de la BnF au Salon du Livre, accessible aussi sur le
site Web de la BnF.
Chr. : Et qu’en est-il de ce fonds au niveau Recherche ?
V.B. : La salle W, au niveau Rez-de-Jardin, offre une collection de 3 500 volumes, plus importante en généralités : ouvrages de références, bibliographies et autres outils indispensables pour exploiter les corpus d’auteurs en libre accès ou ceux conservés en magasins. Ce fonds en
libre accès propose également aux chercheurs des ouvrages de linguistiques plus spécialisés (dictionnaires et études russes), des éditions scientifiques de corpus dont nous essayons de fournir les versions les plus récentes, même si leur publication est en cours, des études critiques pointues et des actes de colloques.
Chr. : L’histoire du fonds russe à la BnF est ancienne...
V.B. : Oui, et la collection russe de la BnF est reconnue comme la plus riche et la plus variée de toutes les collections russes des bibliothèques françaises (2). Pour résumer, je dirai qu’au début du XVIIIe siècle, quelques ouvrages russes figuraient déjà dans la Bibliothèque du Roi. De fructueux échanges de publications entre la France et la Russie ont été établis sous Pierre Le Grand, plus précisément depuis 1725, année de la création de l’imprimerie utilisant les caractères "civils". Catherine II a poursuivi l’action de son prédécesseur. Au XIXe siècle et jusqu’au début du XXe siècle, ces collections ont été régulièrement alimentées par des achats et par des échanges avec des écrivains et de grands établissements académiques et scientifiques. Une rupture des relations culturelles est survenue en 1917, lors de la Révolution d’Octobre, puis de la guerre civile. C’est seulement en 1946 qu’elles ont pu reprendre et qu’un service russe a vu le jour à la BN. Le fonds actuel, à caractère encyclopédique, réunit livres et périodiques. L’ouvrage le plus ancien est une Bible imprimée en 1581 à Ostrog par Ivan Fedorov, premier imprimeur russe. Ce fonds recèle aussi des documents précieux comme les premiers journaux publiés par Novikov ou les premières et secondes éditions de Soumarokov, Pouchkine, Krylov ou Dostoïevski. Le service russe a, depuis sa création, déployé des efforts continus pour combler les lacunes du début du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres. Et une collection remarquable de l’avant-garde littéraire
russe (1905-1930) a pu être constituée. Ces imprimés de grande valeur sont conservés au département de la Réserve et des
Livres rares de la BnF.
Chr. : Les départements spécialisés du site Richelieu conservent
d’autres documents remarquables...
V.B. : Oui, les 125 numéros du catalogue des manuscrits slaves, consultables au département des Manuscrits, sont russes : essentiellement des copies des XVIe et XVIIe siècles de chroniques historiques russes déjà connues, de vies de saints, de calendriers. Du XVIIIe siècle, nous avons gardé des pièces de théâtre jouées à la Cour, traduites du français ou de l’allemand. Pour la période moderne, citons les manuscrits de Tourgueniev, donnés à la Bibliothèque par la famille Viardot et l’important fonds Herzen. Le département de la Musique propose un choix d’ouvrages sur la musique russe, et celui de l’Audiovisuel, qui conserve des disques et des cassettes anciens et modernes, les premiers enregistrements de la voix de Tolstoï, de Lénine ou celle de Chaliapine, par exemple. On trouve des documents importants sur la Russie au département des Cartes et plans : une superbe collection d’ouvrages et de cartes russes, appartenant à la Société de Géographie qui la reçut
du comte Grigori Orlov, en 1826. Et une collection d’environ 400 ouvrages sur la géographie de la Russie reçue de Nicolas Khanikov, en 1880. Le département des Estampes et de la photographie conserve quantité de documents sur l’Empire russe et l’Union soviétique comme, dans la série des portraits et la série topographique, des gravures, des photographies ou des cartes postales associées aux noms des personnages illustres ou de lieux, ainsi que de magnifiques photographies du début du XXe siècle, montrant des villes russes et des paysages industriels en Sibérie ou dans l’Oural, et des albums de photographies prises pendant la guerre de Crimée par des photographes français. Le département des Monnaies, médailles et antiques, moins riche pour la période ancienne, conserve en revanche une collection très complète pour l’époque de Pierre le Grand et de Catherine II. A partir du règne d’Alexandre 1er, les pièces se font rares et on n’a que peu de médailles des XIXe et XXe siècles.
Chr. : Comment travaille, au quotidien, la chargée de collections que vous êtes ?
V.B. : Mon travail, comme celui de tous les spécialistes des langues "rares" de notre équipe, se caractérise par une grande variété des tâches, spécificité liée à notre compétence linguistique. Je peux être amenée à aider à l’identification d’un titre en russe reçu à la suite d’une commande ou au titre des échanges internationaux. Je sers parfois d’interprète aux lecteurs russophones qui se présentent au Service de l’Orientation des lecteurs et, bien sûr, en salle de lecture. Pour la constitution de collections en russe, nous assurons un rôle transverse auprès des autres départements. J’ai principalement en charge les acquisitions en russe dans le domaine de l’art et de la littérature tandis que mon collègue Mariusz Olczykowski se charge de celles qui
concernent les collections d’histoire, de sciences sociales et de
philosophie. Nous disposons d’un budget pour nos achats auprès de fournisseurs russes. Nos échanges internationaux avec une dizaine de partenaires sont une source complémentaire très importante. Sans oublier les dons déjà largement évoqués. Une grande partie de mon travail est lié au traitement catalographique des ouvrages. Je pourrais dire que tous ceux que je fais entrer dans nos collections passent par mes
mains. Et j’apprécie beaucoup ce contact direct avec le livre. Lorsque par ailleurs, des ouvrages d’auteurs russes, ou supposés russes, entrent dans diverses autres collections de la BnF, je suis appelée à compléter et à valider leurs notices, au titre d’experte dans le domaine. Je participe ainsi à la création de fichiers d’autorité, pour toute la Bibliothèque.
Propos recueillis par Martine Cohen-Hadria
(1) Du 2 mars au 2 avril, présentation-hommage,
déambulatoire Sud, salle G (Littératures étrangères) Niveau Haut-
de-Jardin - Site François-Mitterrand.
(2) Cf. un article de Marie Avril, qui fut longtemps conservateur du fonds russe, rédigé pour La Revue de la BN en 1983, ainsi que La Russie et ses frontières, note sur l’inventaire des documents russes au département des Estampes et de la photographie, rédigée par le regretté Yankel Karro qui fut bibliothécaire dans ce département.