LA REVUE RUSSE
53
Le patrimoine russe et soviétique : construction, déconstruction, reconstruction
Boris Kirikov
Quelques réflexions sur les particularités de l’architecture de Léningrad dans les années 1920-1930
L’architecture soviétique d’avant-garde (années 1920-1930) suscite, depuis peu, un vif intérêt en Russie, qui ne coïncide cependant pas avec l’état de conservation de ces bâtiments. Dans ce contexte, cet article propose de mettre la lumière sur l’avant-garde de Léningrad (Saint-Pétersbourg) en insistant sur ses particularités tant stylistiques que conceptuelles et en revenant sur les principaux architectes de l’époque. En effet, l’avant-garde de Léningrad possède une place particulière dans l’architecture soviétique. Cette réflexion contemporaine permet de mieux saisir les raisons de la nécessaire protection de ces bâtiments, aujourd’hui menacés et en danger, et invite les experts indépendants, les militants léningradois et acteurs culturels à s’investir dans la préservation de ces bijoux architecturaux.
Natalia Pashkeeva
Une maison d’édition américaine qui « sauva la culture de toute la Russie » : YMCA-Press dans l’entre-deux-guerres
L’article contribue à la reconstitution des modalités de création de la maison d’édition YMCA-Press et de son fonctionnement dans l’entre-deux-guerres. La création de cette maison d’édition est le résultat de l’interaction des agents de l’YMCA américaine, organisation internationale protestante, et des intellectuels émigrés ou expulsés de la Russie soviétique. Nous examinons les motivations qui animaient les acteurs clés de cette entreprise, l’évolution de leurs relations et du projet éditorial lui-même en lien avec leur attitude envers la Russie soviétique, l’YMCA et les priorités fixées par la direction de la YMCA de New York.
Andreï Trofimov
La construction du patrimoine en Russie depuis vingt ans : acteurs, buts et méthodes
Exemple de la région de Kargopol (Grand Nord de la Russie)
Cet article analyse les formes et les processus de construction du patrimoine culturel à l’exemple de la région de Kargopol, située dans l’oblast d’Arkhangelsk. Il explore les perceptions de la culture traditionnelle du point de vue de différents groupes sociaux et professionnels tels que les spécialistes du folklore qui étudient et recensent ces phénomènes ; les « agents traditionnels » de la transmission de ces pratiques folkloriques, c’est-à-dire les habitants des villages ; les agents officiels – employés des services de protection du patrimoine ou professionnels du monde muséal ; ou encore les activistes locaux. L’article montre que les recherches faites sur ces festivités locales autant que leurs reconstitutions contemporaines relèvent de constructions sociales influencées par de multiples facteurs (appartenance à une école de pensée spécifique ou encore prise de liberté dans la reproduction de ces pratiques sans réelle prise avec leur réalité). En conclusion, cette réflexion montre que de telles reconstitutions contribuent à attirer l’attention de la population sur leur propre région et possède ainsi une influence positive sur le développement de la société civile.
François-Xavier Nérard
La réapparition des disparus : histoire d’un monument de Sverdlovsk-Ekaterinbourg (1987-2019)
Le 6 novembre 1987, les autorités politiques de Sverdlovsk inaugurent un monument dédié aux « Communards, héros de la révolution et de la guerre civile ». Cette année-là, l’URSS célèbre les 70 ans de la Révolution d’Octobre, en pleine perestroïka gorbatchévienne. Le projet de ce qui n’aurait pu être qu’un monument parmi tant d’autres interroge des concepts et des moments-clés de l’histoire soviétique.
Il fait ressurgir les fantômes du stalinisme : les noms de ceux qu’il entreprend d’honorer, combattants pour la révolution bolchevique, s’avèrent aussi ceux de victimes des répressions des années 1930. Le projet rentre ainsi en écho avec la soif de vérité de cette société qui cherche à combler les taches blanches de son histoire.
Il interroge aussi la notion de patrimoine dans cette URSS finissante. Le monumentalisme soviétique a-t-il sa place auprès d’un cimetière historique de la ville ? Ne détruit-il pas le patrimoine en créant un nouveau lieu de mémoire ?
Cet article s’interroge enfin, sur le temps long, sur l’échec de ce monument, longtemps oublié et tombé en ruine qui suscite néanmoins depuis peu l’intérêt des autorités russes.
Olga Belova
La valorisation du patrimoine matériel et immatériel traditionnel dans la Russie contemporaine
Le présent article s’interroge sur la place qu’occupe la promotion du patrimoine culturel matériel et immatériel dans la politique culturelle de l’État russe. L’analyse des différentes mesures gouvernementales destinées à la valorisation de ce patrimoine montre comment elles répondent à un double objectif : d’un côté, la promotion des valeurs culturelles définies comme traditionnelles en accord avec la nouvelle identité nationale et, de l’autre, leur diffusion à l’étranger afin de créer une image positive du pays sur la scène internationale. Cependant, la notoriété culturelle internationale de la Russie semble découler aujourd’hui autant des efforts soutenus du gouvernement que d’une multitude d’actions et de création individuelles qui se situent souvent à la marge, ou parfois ouvertement, dans l’opposition à la politique culturelle officielle de l’État russe.
Marie-Christine Autant-Mathieu
Le théâtre russe face à la mondialisation culturelle : des choix difficiles et risqués
De 1991 jusqu’au début des années 2010, le théâtre traditionnel russe a coexisté avec des expérimentations de toutes sortes, bien souvent liées à l’ouverture sur le monde. Mais le durcissement de la politique culturelle, assignant à l’artiste l’obligation de partager les valeurs de la société et de l’État, compromet tout rapport critique à l’égard du patrimoine culturel qu’il s’agit désormais de protéger, de mettre en valeur et non de métisser. Les menaces pèsent sur tous les artistes et n’épargnent pas les créateurs de renom, comme en atteste l’arrestation en mai 2017 de Kirill Serebrennikov, directeur artistique du Centre Gogol. Nous présentons ici brièvement la position esthétique et civique de Boris Ioukhananov, directeur de l’Elektroteatr Stanislavski à Moscou.
Svetlana Gorshenina
Entre instrumentalisation du passé et résurgence des schémas de représentation coloniale : les photographies du Turkestan russe sur les réseaux sociaux
L’article analyse le processus de création de cartes mentales du passé à partir d’exemples fournis par plusieurs groupes Facebook dédiés aux photographies anciennes du Turkestan russe. La reconstruction de l’image visuelle de Tachkent, capitale du gouvernement général du Turkestan, repose sur un échantillon spécifique de documents visuels fortement liés à la propagande tsariste et sur l’expérience soviétique du passé. Le but de l’article est de comprendre les mécanismes d’instrumentalisation des photographies de l’époque du Turkestan tsariste dans le contexte de l’indépendance de l’Ouzbékistan, en particulier la renaissance des systèmes de représentation orientalisante spécifiques établis dans le contexte colonial.
Marinika Babanazarova
Le musée Savitski de Noukous (Ouzbékistan) : histoire d’une institution patrimoniale unique
L’article traite d’un événement rare au xxe siècle, la constitution ex nihilo d’un patrimoine et sa conservation presque immédiate dans un musée construit ad hoc. En un peu plus d’un demi-siècle s’entremêlent les trois processus de construction, de destruction et de reconstruction de ce patrimoine. Ouvert en 1966, le musée d’État des Beaux-arts de la république du Karakalpakstan, dans la ville de Noukous (Ouzbékistan), rassemble, entre autres, une collection d’antiquités du Khorezm ancien, dont la culture était totalement inconnue avant les fouilles entamées en 1937, et une collection de toiles de l’école de peinture ouzbek formée au début des années 1920. Le musée doit beaucoup à son fondateur, Igor Savitski, qui a sauvé de la destruction nombre d’oeuvres de peintres ouzbeks et russes victimes des répressions des années 1930, à une époque où il était risqué en URSS de prononcer leur nom. Aujourd’hui reconnus pour la plupart, ils ont (ré)intégré le patrimoine local, ainsi reconstruit.