LA REVUE RUSSE
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CIRCULATIONS, ÉCHANGES, MIXITÉS
L’argent et le pouvoir
Michel Muszynski
Le papier-monnaie, un élément du patrimoine culturel
Les premiers billets de banque en Russie remontent à 1769. Pendant deux siècles et demi, de nombreuses sortes de billets furent utilisées, avec plus ou moins de succès et de stabilité. Pendant un siècle, de la fin du xviiie à la fin du xixe siècle, la valeur du rouble-papier exprimée en rouble-argent subit de grandes variations, en fonction de la situation financière, liée en particulier aux guerres russo-ottomanes. Après une période de stabilité d’une vingtaine d’années entre l’introduction de l’étalon-or (réforme de Serge Witte) et la Grande Guerre, plusieurs épisodes inflationnistes sous le régime soviétique et les années Eltsine conduisirent à un désordre monétaire quasi permanent, pendant lequel la valeur des billets connut des effondrements. Pendant la guerre civile entre 1918 et 1920, une grande quantité d’émissions locales vit le jour partout dans l’immense territoire russe. Le papier-monnaie russe constitue donc un très vaste domaine d’intérêt pour les historiens et les collectionneurs.
Serge Rolet
Le niveau de vie des intellectuels sous Staline
Remarques sur « la pauvreté » de l’intelligentsia soviétique à l’époque du Grand tournant
L’intelligentsia artistique soviétique subit les pénuries de logement et de biens matériels. Elle manque d’argent. L’instauration du rationnement rend la vie quotidienne plus difficile. Le sentiment de pauvreté des intellectuels vient de leur difficulté à maintenir un style de vie « bourgeois ». Ils cherchent, d’une part, grâce à leurs relations avec les dirigeants, à accéder à l’« approvisionnement spécial » [спецснабжение], et d’autre part, à maximiser leurs revenus. Dans le secteur de l’édition, on constate que la recherche du profit et la concurrence des responsables de projets et des auteurs, traducteurs, etc., permet aux plus actifs de signer des contrats très lucratifs.
Philippe Comte
1964-2019 : la grande mue de l’oligarchie soviétique
L’objet de cet article est de montrer que la Russie est depuis un siècle gérée par une petite oligarchie, qui a su se faire obéir par une importante bureaucratie. C’est une étacratie, gérée par la plus vieille classe dirigeante du monde, celle-là même qui a administré autrefois l’Empire assyrien, l’Égypte antique, les grands empires modernes. La bureaucratie soviétique se consolida dès les années 1920 et imposa bientôt une exploitation impitoyable du travail de millions de citoyens soviétiques, allant, entre 1930 et 1958, jusqu’à réduire en esclavage une partie de sa population – plusieurs millions – dans les camps de travail. Le régime soviétique est bien, dès l’origine et presque jusqu’à sa mort, un régime oligarchique, dirigé par une toute petite minorité, voire un étroit groupe d’hommes qui prend les décisions importantes. Le système atteint son acmé dans les années 1970 et peut alors s’enorgueillir d’incontestables réussites dans de nombreux domaines. Mais c’est aussitôt pour comprendre peu à peu qu’il a fait son temps et que le moment est venu de passer à une autre méthode de gestion de la société, qui fasse leur place à l’initiative individuelle, à l’autogestion locale, aux libertés et droits de l’homme, à l’instar des principales puissances occidentales qui ont pris de l’avance en la matière. L’oligarchie soviétique entame alors, vers 1980, sa grande mue. Il suffira à Gorbatchev de supprimer la peur pour que l’oligarchie redécouvre un acteur qu’elle avait oublié : le peuple. Mais quarante ans plus tard, c’est toujours une oligarchie qui gère l’immense pays, devenu sous sa férule chafouine, gloutonne et répressive, l’une des sociétés les plus inégalitaires du monde développé.
Mixités/mélanges
Charles Bolduc : Joseph Frank : une vie au cœur de Dostoïevski
Joseph Frank†
La découverte du « réalisme fantastique » par Dostoïevski
Cet article a pour objectif de jeter un nouveau regard sur deux œuvres secondaires de Dostoïevski, Songes pétersbourgeois en vers et en prose et Humiliés et offensés. Ensemble, elles jettent un nouvel éclairage sur l’évolution de Dostoïevski pendant cette mystérieuse période de transition entre la fin de sa captivité en Sibérie et l’écriture des Carnets du sous-sol. Dans les Songes pétersbourgeois, sa vision littéraire est fondée sur une appréhension intuitive de la réalité qui comprend ce qui est extraordinaire et psychiquement inhabituel (« fantastique ») comme un signe des forces sociales qui opèrent sous la surface de la vie de tous les jours ; tandis que dans Humiliés et offensés, le personnage de Valkovski représente la première tentative de Dostoïevski de rendre sensibles les potentialités effrayantes – telles qu’elles lui apparaissaient – de l’idéologie radicale du début des années 1860. C’est ainsi que Dostoïevski a trouvé dans cette « réalité » le nouveau point de départ générant le « fantastique » qu’il avait revendiqué dans les Songes pétersbourgeois comme étant le trait caractéristique de sa vision artistique.
Ludmila Seliverstova†
Souvenirs de dix ans de Goulag au Kazakhstan
Ludmila S. (Mila) a été arrêtée à Kiev, dans la nuit du 23 juin 1941. Dix ans après sa libération, elle commence à rédiger ses souvenirs, un tapuscrit de huit cents pages réparties en quatre cahiers qu’elle a tenté de publier à Paris en 1972. Une partie, quelque peu réécrite, a paru dans la revue Radouga, Kiev, 5-6, 1982, p. 8-68. La publication de la suite fut interrompue.
Elle était ma tante. Elle m’a confié son tapuscrit, dont j’ai traduit des extraits qui offrent une vision originale aujourd’hui où sont valorisés les vécus féminins. Lors de son emprisonnement, elle avait trente-trois ans, était mariée et mère de deux enfants. Positive et cultivée, elle a oblitéré sa tragédie personnelle en se dépassant par le travail et le théâtre. Elle a aimé la beauté du site au pied de l’Altaï et s’est attachée au sort de ses codétenus. Dans les dernières années, ceux-ci ont disparu et elle a cédé au découragement alors que la rigueur imposée s’était relâchée.
Anna Hogehuis propose ici un extrait de cet ouvrage, extrait qu’elle a traduit et agrémenté de commentaires.
Hélène Menegaldo
Les différentes voies de l’exil russe, 1917-1927
Inscrire le phénomène de l’émigration russe du xxe siècle dans une perspective historique et en rappeler brièvement les sources et les différentes étapes de sa formation, tel est le propos de cet article. L’exil ne fut pas un phénomène unique, consécutif à la seule révolution bolchevique de 1917, mais un processus historique complexe, s’enracinant dans le siècle précédent. Le conflit mondial, la Guerre civile et la défaite des armées blanches provoquèrent des sorties du territoire massives à l’origine de la dispersion des réfugiés à travers le monde et de la formation de la « Russie hors frontières ».
Valéry Kislov
Le L.T.R. - Parler pègre
L’objet de l’article est l’expansion de l’argot de la pègre dans l’espace public et médiatique russe dans les vingt dernières années et son assimilation par le langage courant. À titre d’exemple, sont étudiés des termes argotiques parmi les plus marquants, dont certains ont été souvent valorisés et popularisés par des hommes poli-tiques et des hommes d’État de premier rang. Chaque terme de ce court glossaire a droit à une note étymologique, une description contextuelle avec références à l’appui ainsi que plusieurs variantes de traduction en français. Sont suggérées égale-ment quelques pistes de réflexion pour analyser l’impact de l’argotisaton sur l’évolution de la langue russe et la mentalité des locuteurs.
Konstantin Shorokhov
La Croix-Rouge en Russie
Construire une relation avec les pouvoirs publics : la Croix-Rouge russe à la recherche de sa place
L’objectif de cet article, structuré en deux parties, est, d’une part, d’analyser le cadre réglementaire qui régit l’action de la Croix-Rouge en Russie et de montrer les effets de celui-ci et, d’autre part, d’analyser en quoi une coopération entre cet acteur associatif et les pouvoirs publics favorise la mise en œuvre de son action. Il est notamment montré que, intégrée de fait dans le milieu des ONG, la Croix-Rouge russe cherche à renforcer son rôle d’auxiliaire des pouvoirs publics prescrit par les statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. En même temps, elle bénéficie d’un ensemble d’aides publiques, financières et non financières, qui favorisent son action au niveau régional et local. Cette analyse s’appuie sur une étude de documents produits par l’organisation et sur une enquête par entretien menée auprès des responsables de la Croix-Rouge dans les régions de Novgorod et de Pskov situées au nord-ouest de la Russie.
L’internationale artistique
Catherine Géry
Regards croisés sur l’activité critique de Zinaïda Venguérova : Lettres russes dans le Mercure de France / Lettres françaises dans le Messager de l’Europe
Zinaïda Venguérova fut un passeur des littératures qui, toute sa vie, pratiqua des allers-retours entre plusieurs continents, dont deux en particulier : celui du symbolisme européen (et plus spécifiquement français) et celui du symbolisme russe, qu’elle a grandement contribué à établir dans le champ littéraire de son pays d’origine. Dans ses articles pour des revues comme Vestnik Evropy (Le Messager de l’Europe [Вестник Европы]) ou Severnyj Vestnik (Le Messager du Nord [Северный Вестник]), elle a popularisé auprès des lecteurs russes les noms et les œuvres de Verlaine, Mallarmé ou Rimbaud, mais aussi de Laforgue et Moréas, ou encore du Belge Émile Verhaeren ; collaboratrice du Mercure de France, elle a permis à des lecteurs surtout familiers de Tolstoï ou de Tourguéniev de prendre connaissance de la véritable révolution spirituelle et esthétique que constitua en Russie l’apparition du symbolisme. Dans cette communication, je mettrai en regard trois articles : l’article de Venguérova paru dans la livraison no 9 du Vestnik Evropy en 1892 sur les symbolistes français, l’article de L. D. sur cet article de Venguérova paru dans le Mercure de France en 1893 et enfin l’article de Venguérova sur le symbolisme russe paru dans le Mercure en novembre 1898. Ce croisement d’articles sera l’occasion de montrer que, pour Venguérova, l’épreuve de l’étranger et le rapport quotidien à l’altérité culturelle sont le moyen le plus sûr d’appréhender ses propres contours et de dessiner son propre profil, et que se reconnaître « étranger à soi-même » constitue une démarche adéquate – ni exclusive, ni « intégrationniste » – afin de penser au mieux la singularité des cultures et des littératures, tout en leur concédant un ensemble de caractéristiques communes.
Tatiana Trankvillitskaia
Les arts plastiques soviétiques en France dans les années 1920
Les artistes soviétiques en mission et les autorités de l’URSS : entre contrôle soviétique, liberté artistique et défi financier (sur l’exemple des missions artistiques soviétiques en France dans les années 1920)
Cet article tente de mettre en évidence le déroulement des missions individuelles des artistes soviétiques en France dans les années 1920. On observe, du côté des autorités, des restrictions idéologiques et la multiplication de freins institutionnels qui visent à limiter les départs et à tout contrôler. Les tentatives des autorités de dégager un profit financier de ces missions sont également évidentes. Mais l’étude des conditions de vie et de travail des artistes soviétiques en France confirme leur intégration et adaptation, sans aucune restriction, à l’offre et à la demande du marché artistique français, ainsi qu’à certains réseaux parisiens privés. Il convient d’identifier ici le rapport entre ces éléments opposés. Cette adaptation au contexte français donne lieu à des « îlots » de liberté artistique, phénomène atypique dans l’activité des artistes soviétiques. La question est de savoir quelles sont les conditions de leur apparition.
Bernard Grasset
Rachel et Littérature et révolution de Trotski
Une lecture de Trotski par Rachel, poétesse juive
Rachel Blaustein (1890-1931), connue sous son nom d’auteur de Rachel, est née en Russie. Si elle a, à partir de 1909, décidé de vivre en Palestine, où elle apprendra l’hébreu et écrira en cette langue, elle n’en est pas moins restée nourrie de la langue et de la culture russes. Elle traduit des poètes russes, les cite et consacre un article littéraire au livre Littérature et révolution (1923) de Trotski. Certains points de la conception de la culture qui s’y exprime, en particulier son enracinement dans l’homme, le peuple, rejoignent les idéaux partagés par les membres du kibboutz où elle avait vécu. En revanche sa poésie reste étrangère au matérialisme de Trotski, à sa valorisation de la ville, à sa volonté d’asservir la nature et son rejet de la Bible.
Gérard Abensour
Les Bas-fonds [Na dne] (Gorki 1902 - Renoir 1936)
Les Bas-fonds, un film de Jean Renoir (1936) d’après la pièce de Maxime Gorki.
L’adaptation d’une pièce de théâtre au cinéma, le passage du russe au français, transforme le film Les Bas-fonds en un étrange jeu de miroirs.
La transposition témoigne d’une grande méconnaissance du contexte russe. Maxime Gorki écrit Les Bas-fonds (Na dne [На дне]) en 1902, en pleine fermentation révolutionnaire, alors que Jean Renoir réalise son film en 1936 au moment de la victoire du Front populaire.
Contrairement à la pièce dont la fin est désespérée, le film se termine sur une vision optimiste, à la Charlot. Comme dans les Temps modernes, on voit le héros et sa fiancée fuir un destin misérable et partir, la main dans la main, à la recherche du bonheur.
Le réalisateur a demandé au grand écrivain Evguéni Zamiatine de rédiger le scénario et a confié un rôle central à Vladimir Sokoloff, deux personnalités russes ; il n’en reste pas moins que dans sa tonalité générale le film reste étranger à la réalité russe. Pour se concilier le public, il est fait appel à deux grandes vedettes du cinéma français, Louis Jouvet et Jean Gabin. Renvoyant l’inconscient du spectateur à un contexte purement français, le film se trouve en complet décalage par rapport au projet de Gorki.