Tatiana PASHKOVSKAIA
La dissolution de l’Union soviétique dans l’historiographie russe, biélorusse et ukrainienne (1991-2021)
Dans les historiographies de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie, il y a beaucoup de jalons historiques communs dont le dernier est l’effondrement de l’Union soviétique. Ce « lieu de mémoire » est un sujet récent, controversé et pertinent. Cet article vise à faire un bilan historiographique sur le sujet de la dislocation de l’URSS. Le cadre chronologique de cette étude couvre la période de 1991 à 2021, avant le début de la guerre en Ukraine. Les questions qui se posent sont les suivantes : Comment chacun de ces trois États slaves se présente-t-il dans l’historiographie de la chute de l’Empire soviétique ? Quelles sont les sources du « réveil » des nations russe, biélorusse et ukrainienne ? Comment chacun évalue-t-il le rôle de sa république dans cette chute de l’Union soviétique ?
Le corpus de recherche comprend les études consacrées à l’effondrement de l’URSS publiées de 1991 à 2021, soit sur trente ans d’indépendance. Nous avons également consulté les écrits de plusieurs historiens de la diaspora russe, ukrainienne et biélorusse.
Hanna PEREKHODA
La révolution, l’empire et la fabrique de la frontière russo-ukrainienne : défis et impasses de l’historiographie dominante
En temps de guerre, il devient évident que les récits nationaux qui dominent les historiographies russe et ukrainienne masquent la complexité du processus historique réel de différenciation entre ces deux États. Notre analyse se concentre sur la période 1917-1922 et les débats internes au sein du parti bolchevique concernant la délimitation territoriale entre la Russie et l’Ukraine. Nous avançons l’idée que l’étude des projets avortés de républiques soviétiques « non nationales », longtemps négligée par les historiographies dominantes, offre un prisme crucial pour saisir la spécificité de ce moment historique qui mérite d’être étudié comme celui d’une redéfinition globale de toutes les frontières, tant physiques que symboliques. Enfin, nous remettons en question la prédominance des prismes analytiques basés sur la nation et la classe dans les études de cette période, et plaidons pour une approche intégrant la dimension impériale, essentielle pour mieux saisir à la fois les transformations et les continuités des imaginaires politiques et des pratiques institutionnelles.
Jean-Baptiste GODON
Le chemin de la démocratie ou de l’empire ? Repenser les réformes de la transition russe à la lumière de l’histoire de leurs auteurs
Les réformes de la transition russe vers l’économie de marché, annoncées par Boris Eltsine devant le Ve Congrès des députés du peuple le 28 octobre 1991, condamnaient sans équivoque l’Union soviétique. Déterminant les orientations de la Russie nouvelle pour les décennies à venir, elles devaient, selon la formule du président, être le « chemin de la démocratie et non celui de l’empire ». L’évolution du régime politique russe entre le début des années 2000 et l’invasion de l’Ukraine en février 2022 invite à porter un nouveau regard sur les réformes qui l’ont engendré. Concentrée sur l’étude des causes systémiques et des conséquences des mesures adoptées, la littérature des réformes de la transition réserve relativement peu de développements à l’histoire des acteurs qui les ont portées. Quittant le champ des réformes pour celui de leurs auteurs, cet article propose de considérer la transition russe au regard de l’histoire collective des jeunes économistes qui conçurent et mirent en œuvre la « thérapie de choc ». Il montre que ces individus sont le produit du système soviétique dans lequel ils ont été formés et que leur conception des réformes, tendant à la destruction de l’ordre existant plutôt qu’à l’édification d’un monde nouveau, a pu contribuer à l’émergence d’une dynamique post-impériale.
Lilia ROUSTEL
Femmes, économie et subversion : Dostoïevski et l’anti-culte du sexe fort
« Le contrat de travail et le contrat de prostitution ne sont-ils pas tous deux hantés par le spectre de l’esclavage ? », se demande Vincent Grégoire, mettant ainsi la prostitution au rang des métiers sensibles méritant d’être reconnus officiellement. C’est en partant de cette attention portée à l’économie des sexualités féminines qu’il s’agira ici d’engager une réflexion d’ordre socio- économique sur les personnages de prostituées dans les œuvres de Dostoïevski. Le roman dostoïevskien institue une connivence troublante entre le mariage et la prostitution féminine, réduisant le premier à une définition économique, calculatrice et cynique du bonheur conjugal. Comme la prostitution, le mariage incarne paradoxalement, chez Dostoïevski, l’outil subversif d’une stabilité financière pour les femmes.
À la fois conformiste et transgressif, le geste narratif réinvestit le questionnement socioéconomique, moral et identitaire sur les formes de l’amour vénal, faisant des femmes qui se prostituent des figures paradoxales situées entre la norme et la déviance, la sexualité et l’amour inconditionnel. Envisagée sous le prisme de l’économie du genre, l’œuvre dostoïevskienne nous invite à repenser la fixité des normes et des identités sexuées, révélant les dysfonctionnements du système et proposant de nouveaux modèles.
Guilhem POUSSON
Le vrai est un moment du faux : le récit de l’origine de l’État dans Que devons-nous donc faire (de Léon Tolstoï) ?
Cet article examine la réévaluation des écrits politico-religieux de Tolstoï dans le contexte de la guerre en Ukraine et des débats sur l’impérialisme russe. Il se concentre sur le pamphlet Que devons- nous donc faire ? où Tolstoï critique l’origine de l’État en l’associant à la conquête et à l’exploitation fiscale de peuples pacifiques, illustrées par l’exemple de l’asservissement des Fidji. L’analyse met en lumière les trois formes de domination que Tolstoï identifie_ : la violence, la confiscation des terres et l’impôt qu’il considère comme les fondements de l’État moderne. Ce discours est replacé dans les débats historiographiques du XIX e siècle sur l’auto-colonisation, tout en interrogeant la manière dont Tolstoï, malgré sa critique, s’inscrit involontairement dans une logique impériale.
Anna SANDANO
Révolutions du sensible : regards croisés sur les avant-gardes russes et soviétiques des années 1910 et 1920
Cet article se propose de mettre l’accent sur un nouveau champ de recherche apparu dans les années 2010, qui se consacre à l’étude de la relation entre perception par les sens et production artistique et théorique des avant-gardes russes et soviétiques des années 1910-1920. Ce champ historiographique, qui s’éloigne de l’approche formaliste en histoire de l’art et fait appel à la méthode épistémologique des études sensorielles et de l’histoire culturelle, a commencé à s’enraciner dans les milieux universitaires anglo-saxons ainsi que dans des centres de recherche européens. Cependant, cette nouvelle piste de recherche n’est pas encore pleinement reconnue en France, bien que des recherches aux accents novateurs aient été publiées au cours de ces dernières années. Tout en retraçant les origines de ce nouveau champ historiographique et des méthodes épistémologiques utilisées, ce texte propose un aperçu des différentes orientations et possibilités dont est porteuse l’étude de la sensibilité en ce qui concerne les avant-gardes russes et soviétiques.
Daria TEREBIKHINA-NOEL
« La littérature russe en exil » : le rôle du canon littéraire dans la reconstruction du pays d’enfance
Détachés définitivement ou temporairement de leurs langue, culture et société d’origine, les écrivains de langue russe exilés à New York reviennent constamment dans leur œuvre autobiographique à la description de leur pays natal. Dans les textes des écrivains exilés dans les années 1970 tels que Pavel Lemberski et Elena Litinskaya, ainsi que des écrivains qui ont quitté l’URSS ou la Russie dans les années 1990, tels que Tatiana Tolstoï et Vadim Mesyats, malgré la diversité ethnique et culturelle, la région d’origine, l’âge et le moment de l’exil, certains éléments de la représentation du pays d’enfance sont récurrents, tels que la présence de la nature dans les scènes qui décrivent le premier amour ou encore la vision idéalisée de la maison d’enfance. Cet article émet l’hypothèse de l’exploitation par ces auteurs d’un métatexte de l’exil qui crée une symbolique partagée du lieu et qui est construit sous l’influence d’une tradition littéraire de l’émigration russe, notamment celle de textes de Vladimir Nabokov et d’Ivan Bounine. Le but de cet article est l’analyse de la présence de certains symboles et processus narratifs au prisme de l’influence du canon littéraire sur la représentation du pays d’enfance dans quelques récits d’exil publiés entre 2014 et 2018.
Simon ALBERTINO
Pour un recueil alternatif des contes littéraires russes des années 1830 : repenser la place de Pouchkine au sein du genre.
Cet article examine le rôle central majoritairement attribué à Pouchkine au sein des études consacrées aux contes littéraires russes des années 1830. Lorsqu’il s’agit d’établir un canon des contes littéraires, on observe que ceux écrits par Pouchkine sont presque systématiquement les premiers à être cités. Ce réflexe persistant au sein des études littéraires est symptomatique d’une représentation hiérarchisée du genre, construite sur une série d’idées reçues et de postulats qui érigent Pouchkine en acteur clé de l’histoire du genre. Or une dissonance apparaît entre cette approche et le corpus de textes connus, dont la diversité de formes et de contenus dépasse le seul modèle des contes de Pouchkine. L’article met en lumière la complaisance générale du discours scientifique majoritaire vis-à-vis de la hiérarchisation courante des contes littéraires et appelle à une prise de conscience des acteurs de la recherche, ainsi qu’à un réexamen critique des discours ayant pour sujet le genre du conte dans son ensemble.
Anastasia KOZYREVA
L’histoire de la littérature russe entre l’Âge d’or et l’Âge d’argent : le problème des chrononymes
Alors que la légitimité de la définition du terme « Âge d’argent » dans la littérature russe est régulièrement remise en question, un chrononyme similaire, « Âge d’or », est souvent tenu pour acquis. Le récit sur l’histoire littéraire russe étant habituellement tissé à partir de ces deux expressions, il est pertinent de les envisager en tant que paradigme de la construction historiographique et de la réception.
Utilisée dans les textes littéraires et critiques du XIX e siècle d’abord en tant que métaphore, l’expression « Âge d’or » mobilise les conceptions grecque et latine du mythe de l’âge d’or que l’historiographie littéraire russe s’approprie à différentes étapes de sa construction. Si la conception grecque de la « race d’or » avec l’idée d’une succession irréversible des générations est récurrente dans la poésie et la critique russes du xixe siècle, la littérature du début du siècle suivant mobilise la démarche historicisante romaine_ : celle du « siècle d’or ». En commentant des exemples issus de textes littéraires et critiques, cet article propose de remettre en question l’utilisation des chrononymes « Âge d’or » et « Âge d’argent » et d’interroger l’« imaginaire périodisateur » de l’historiographie littéraire russe.
Pierre-Etienne ROYER
Peurs et horreurs de la Russie [Страхи и ужасы России] : La Russie en guerre vue par Gogol, un examen moral
Le propos de cet article est de jeter sur la guerre russe en Ukraine un regard d’ordre moral, depuis la perspective d’un texte classique méconnu, Passages choisis de ma correspondance, publié à la fin de l’année 1846 par Gogol. Tentative utopique de refonder la Russie sur des bases morales, les Passages contiennent nombre de vues extravagantes qui menèrent à leur condamnation par Belinski et à leur oubli par la critique et le public pendant de longues décennies. Cependant, cette œuvre contient aussi de précieuses considérations sur la modernité que voit advenir Gogol ; elle propose un prolongement aux méditations des Âmes mortes sur le devenir de la Russie et dessine les deux pôles qui peuvent guider ce devenir :
l’affirmation d’une puissance aveugle ou le développement d’un potentiel spirituel. C’est la deuxième voie qui a la préférence de Gogol ; voilà pourquoi il est urgent de relire les Passages aujourd’hui.
Denis LAKINE
Les trois lettres magiques : le mat et la Grande Littérature Russe (GLR)
Cet article examine la relation entre le mat, langage argotique, et le canon littéraire russe, dans le contexte d’une résurgence de l’expansionnisme de la Russie. La Grande littérature russe, la GLR, souvent mobilisée dans des discours affirmant la supériorité et l’exceptionnalisme russes, repose sur une conception étroite et sélective de la culture. Le mat, en tant qu’élément marginalisé et perçu comme incompatible avec le conservatisme attribué à la GLR dans les discours sur la Grande Russie, peut devenir un vecteur de déconstruction d’idées propagées par le récit national. Sa présence dans des textes d’auteurs canoniques suscite un malaise manifeste en Russie. En explorant quelques controverses que cet argot génère parmi les défenseurs du canon littéraire établi, cet article vise à identifier les effets potentiels qu’une intégration accrue du mat pourrait avoir sur la perception de la littérature russe.
Anastasia LEBEDEVA
Le queer dans le cinéma russe post-soviétique. Analyse d’une œuvre : le film Le Voyage d’hiver [Зимний путь].
Le présent article est une analyse du film sorti en 2013, Le Voyage d’hiver [Зимний путь]. Cette analyse s’inscrit dans la préparation de la thèse entreprise par Anastasia Lebedeva, doctorante à l’Université Bordeaux Montaigne, et intitulée Le queer dans le cinéma russe postsoviétique. Le terme polysémique « queer » est ici considéré comme un terme générique regroupant toutes les manifestations des identités de genre et des orientations sexuelles et romantiques, ainsi que tous les comportements, non cisgenres et non hétéronormatifs. Après des années de mise hors la loi, puis de décriminalisation des identités et comportements queer en Russie, nous assistons ces dernières années à une nouvelle montée des répressions. C’est dans ce cadre que voit le jour le film analysé dans cet article. À travers cette analyse, nous pouvons considérer que la représentation des personnes queer dans ce film semble refléter l’état des mœurs de la société russe au moment de sa sortie.
Antoine NICOLLE
Qui est coupable ? Le débat intellectuel sur la responsabilité collective et la scène judiciaire de l’autofiction russe contemporaine
L’article propose d’analyser les enjeux théoriques et symboliques du débat intellectuel sur la responsabilité collective vis-à-vis de l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie. Il passe en revue les différentes positions sur le sujet, questionne leurs références philosophiques – celles, notamment, des théoriciens allemands de la responsabilité – et cherche à resituer le débat dans une perspective historique. Au-delà du débat intellectuel, il évoque enfin une voie parallèle mobilisée par certains écrivains russes contemporains qui explorent la question de la responsabilité collective non pas de manière abstraite et générale, mais à partir de leur propre expérience d’engagement ou de désengagement à l’époque poutinienne.