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Véronique Jobert : A propos du dernier livre de Iegor Gran . Réflexions et souvenirs.

jeudi 3 septembre 2020, par Sylvette Soulié


A propos du dernier livre de Iegor Gran . Réflexions et souvenirs.

Iegor Gran. Les services compétents. Roman. POL, 2020.
En russe, les services compétents s’appellent organes compétents (компетентные органы) et parfois aussi tout simplement « organes » органы. Peut-être pour rappeler que le qualificatif de « compétents » est parfois usurpé ? En tout état de cause, cette curiosité lexicale en dit long sur la nature de ces services. Ils passent donc pour faire partie intégrante du grand organisme que représente le pays. De toute façon « service », or le mot existe en russe, fut de tout temps un concept irréel hors de propos en URSS et n’acquit droit de cité en Russie qu’après la chute de « l’empire du mal ».
Iegor Gran est le fils de Andreï Donatovitch Siniavski et de Maria Vassilievna Rozanova. Dans ce livre il raconte l’histoire de ses parents, et la sienne par conséquent, à ses débuts en tout cas, avec notamment l’arrestation de son père en 1965. Son père fut l’un des premiers et plus célèbres dissidents soviétiques des années 1960 et je l’ai bien connu, puisque, à son arrivée à Paris, il avait été invité et recruté par le département d’études slaves de la Sorbonne où je donnais des cours. Je serais incapable de dire maintenant si nous nous appelions en ces temps-là département, section, institut, UFR, UER ou je ne sais quoi d’autre, mais nous étions à l’époque au Grand-Palais.
Ce bâtiment, on le sait, avait été édifié pour l’exposition universelle de 1900 et au début était prévu comme provisoire. Il fut finalement conservé pour faire la gloire de l’architecture de Paris et abriter mainte institution utile. Pensez-donc : le Palais de la découverte, une antenne de l’université de la Sorbonne, regroupant germanistes, slavistes et italianistes, une superbe halle d’exposition, et même un commissariat de police, le plus proche du palais de l’Elysée, me semble-t-il, et, last but not least, un resto universitaire très couru. Mais au début des années 1990 le bâtiment, qui, rappelons-le, n’était au départ pas conçu pour vivre aussi longtemps, se mit à donner des signes de faiblesse. Des boulons se mirent à tomber, et c’est ainsi que les étudiants de russe déménagèrent loin de là, dans le 17-ème arrondissement, arrachant pleurs et soupirs aux inconditionnels, inconditionnelles surtout, des marronniers du Cours la Reine, aux nostalgiques de l’allée cavalière pourtant très peu fréquentée depuis fort longtemps ! Pour ma part, quand je débutai mes études universitaires en 1962, je regrettai vivement de ne pas être en Sorbonne, dans ce bâtiment historique que connaissaient tous les Russes, persuadés que TOUS les cours s’y tenaient.
L’arrivée de Siniavski au Grand-Palais fut un tsunami. Je me souviens que les cours, disons plutôt les conférences, car la plupart des étudiants français auraient été incapables de comprendre ce que disait Siniavski, qui par ailleurs ne parlait pas un mot de français, attiraient une foule de Russes émigrés de toutes les vagues, la moyenne d’âge étant évidemment très élevée. Le hall du Grand-Palais était plein de monde, bien avant le début des conférences. Nos fidèles et dévoués appariteurs (ils étaient pratiquement tous des gendarmes à la retraite) étaient totalement débordés et couraient, affolés, dans tous les sens. Je crois aussi me souvenir que cette affluence tout à fait inhabituelle pour le département de russe, où les étudiants se comptaient déjà, hélas, presque sur les doigts, admettons des deux mains, avait indisposé quelques esprits chagrins, sans doute des syndicalistes vindicatifs qui tentèrent d’y mettre fin, prétextant la gêne occasionnée pour les « vrais étudiants ». Bien entendu, les conférences avaient lieu dans le plus grand amphithéâtre, qui était bondé, et les premiers rangs étaient fort prisés par le nombreux public qui commençait à avoir des problèmes d’audition. Or l’élocution d’Andreï Siniavski laissait quelque peu à désirer.
En lisant le livre « Les services compétents », quiconque a fréquenté l’Union soviétique dans les années 1960 et 1970 revivra une époque très particulière, pleine de surprises, de découvertes étonnantes, de particularités absurdes que Iegor Gran se plaît non seulement à décrire, mais encore à ridiculiser.
Dès l’entrée en matière, l’auteur donne le ton. Il campe le portrait de sa mère, forte femme, qui n’a pas la langue dans sa poche et en déroute plus d’un. Ce fut le cas du jeune lieutenant venu perquisitionner chez les Siniavski, qui se vit bombarder de questions et à qui Maria Rozanova tendit d’autorité le bébé Iegor, âgé de neuf mois, à porter, le temps de soulever le matelas du lit d’enfant. Elle prétexta en effet, goguenarde, qu’on pourrait trouver des documents compromettants cachés là-dessous. Car Madame Rozanova, qui a plus d’un tour dans son sac, a le chic pour décontenancer ces kguébistes plutôt obtus. Les questions indiscrètes et provocatrices qu’elle pose avec effronterie sont exaspérantes pour les services compétents.
Ce « roman », puisqu’il est défini comme tel par l’auteur, représente, bien sûr, un magnifique hommage à ses parents. L’admiration qu’il porte à sa mère est manifeste. Les victoires que cette dernière remporte sur les « services » sont en réalité de hauts faits, compte tenu de l’inégalité notoire des forces en présence. D’abord elle défie le chantage éhonté, mais tellement plausible en URSS, dont elle est victime. On la menace en effet d’être arrêtée comme complice de son mari et de lui retirer ipso facto la garde de son fils. Mieux encore, Madame Rozanova réussit à se voir accorder une visite de trois jours chez son mari en Mordovie, dans le camp où Siniavski purge sa peine. Ajoutons qu’il s’agit là du maximum de temps de visite autorisé et qu’elle a réussi à obtenir des conditions exceptionnelles d’intimité.
L’auteur énumère avec malice les livres saisis, c’est un maigre butin en réalité, un inventaire à la Prévert du matériel de survie de tout intellectuel soviétique à l’époque, et même le lieutenant benêt participant à la perquisition s’en rend compte.
Les remarques acerbes et désopilantes de l’auteur sur les machines à écrire que l’Union soviétique est incapable de fabriquer, alors que par ailleurs elle lance des Spoutniks dans l’espace, sont un morceau d’anthologie. Rappelons-nous la chanson du barde russe Alexandre Galitch évoquant la machine à écrire de fabrication allemande Erika, grâce à laquelle les scribes-copistes du Samizdat arrivaient à faire quatre copies sur papier bible. Les visiteurs de l’exposition « Intelligentsia » qui s’est tenue aux Beaux-Arts de Paris en 2012 ont pu voir une machine à écrire de cette époque. Elle avait d’ailleurs une longue histoire, car c’est un linguiste moscovite de renom qui se l’était procurée. Après une inscription préalable effectuée plusieurs mois auparavant, il lui fallut encore perdre de longues heures dans une file d’attente devant le magasin. Les acquéreurs potentiels étaient arrivés aux aubes blafardes et se faisaient rappeler à l’ordre par les miliciens (à l’époque ils n’avaient pas encore été rebaptisés en policiers) de ne pas gêner la libre circulation, si bien qu’une file indienne interminable, collée au mur de l’immeuble, s’était formée.
Le grand mérite du roman de Iegor Gran est d’être truffé d’une multitude de détails, croqués sur le vif avec une ironie jubilatoire, et de dresser ainsi un tableau très complet de l’atmosphère de ces années.
L’auteur se livre à une brillante analyse du fonctionnement des services compétents, de leurs us et coutumes. D’abord il baptise leur institut de formation de « Sup de K », il s’agit là peut-être d’un clin d’œil aux acronymes courants dans les instituts prestigieux du système d’éducation français que l’auteur a bien connu. Cette école très spéciale est totalement ridiculisée sous la plume de l’auteur avec sa manie de la mention « SECRET DEFENSE » figurant sur toutes les pages de son manuel, les pseudos risibles donnés aux agents recrutés : Monocle, Aurore boréale, les références indispensables du communiste soviétique se piquant de connaître la France : Aragon, Piaf, Maurice Thorez, la commune de Paris. Une remarque tout-à-fait pertinente de l’auteur concerne la préparation linguistique des diplômés de l’école « Sup de K ». Les spécialistes de la France ont toujours été très faciles à repérer grâce à l’accent impeccable acquis en français. La prononciation du « r » non russe, dit « grasseyé » était toujours outrée, et paraissait peu naturelle.
Mais Iegor Gran parvient également à présenter avec une certaine empathie la psychologie de ces serviteurs spéciaux de l’Etat. Il relève avec une certaine perfidie le fait que certains ne semblent pas posséder un QI très élevé. Mais pour bon nombre d’entre eux, leur sincère désir de bien faire, de se montrer à la hauteur de leur mission, est presque touchant. Ils se posent des questions lorsque la situation leur paraît incohérente On se prendrait presque à les plaindre du désarroi qu’ils éprouvent devant les contradictions internes du communisme triomphant. Or ces contradictions sont nombreuses. Les organes compétents cherchent, bien entendu, des livres ou publications antisoviétiques lors de la perquisition menée chez les Siniavski. L’auteur note avec beaucoup d’humour que les agents sont avant tout déroutés et désemparés par l’abondance de livres. Ils eussent certainement préféré perquisitionner chez des trafiquants de jeans ou de disques. Mais en même temps, dans leurs esprits enfumés se fait jour une contradiction agaçante. Ils se souviennent en effet de Lénine, qui avait beaucoup de livres, lui aussi. Et après tout, le docteur Jivago de Pasternak ne leur paraît pas être quelque chose de criminel.
Mention spéciale doit être faite de la description des funérailles de Pasternak en juin 1960 à Peredelkino, telles que vues par les services compétents sur place. Il est intéressant de noter qu’à l’heure actuelle une vidéo amateur, sans doute tournée justement par eux, est disponible sur la toile . Rappelons qu’une foule considérable était venue à Peredelkino, alors qu’aucune annonce officielle n’avait paru. C’est dans le métro, dans les gares (notamment la gare de Kiev, d’où partent les trains pour Peredelkino) qu’avaient été placardés des affiches rédigées par des admirateurs du poète. L’histoire du roman Le Docteur Jivago, de sa publication à l’étranger par l’éditeur italien Feltrinelli, de l’attribution du prix Nobel à Pasternak, de son exclusion de l’Union des écrivains, sous les applaudissements de ses congénères, dont certains regrettaient qu’on ne lui ait pas retiré sa nationalité, est longuement évoquée. C’est en quelque sorte rendre justice à sa notoriété parmi les membres des « services compétents ». Rappelons en effet qu’une armoire entière lui était consacrée au siège du KGB.
Quel intellectuel soviétique libéral ne possède-t-il pas ce livre, au même titre que ceux d’Orwell ? Avec les enregistrements de jazz, ce sont les « must » de tout intellectuel soviétique libéral. A ce propos est signalée la prodigieuse inventivité des Soviétiques acculés à une pénurie totale. Les enregistrements sont gravés sur des plaques de rayons X, subtilisées dans des hôpitaux. Parfaite illustration du proverbe russe : Голь на выдумку хитра. (Les miséreux ont plus d’un tour dans leur sac).
Ce livre est truffé de rappels historiques présentés avec beaucoup d’humour. La très célèbre exposition américaine dе 1959, inaugurée par Nixon et Khrouchtchev, qui avait tourné la tête à tous les Moscovites, donne lieu à une description très amusante. Les sbires « compétents », qui ont des lettres, se souviennent que le généralissime Souvorov disait qu’il fallait connaître son ennemi. Aussi est-il de leur devoir de goûter au Pepsi-Cola. L’arrivée de cette boisson au pays des Soviets fut en effet un événement, tous les contemporains l’attestent. Quant à « ce sourire américain, qu’ils promènent comme un étendard ! », rappelons que même Soljenitsyne le vilipenda sans ménagement lorsqu’il se retrouva en émigration aux Etats-Unis. Le mot d’ordre de Khrouchtchev « rattraper et dépasser l’Occident », lancé à cette époque, laissait quelque peu rêveur tout visiteur de l’exposition, et même les représentants des « services compétents » chargés de veiller à l’ordre ! Le premier secrétaire tente timidement de tourner en dérision un presse-citron électrique. Bien plus tard un exilé (temporaire), Alexandre Zinoviev, aura exactement la même réaction devant un gadget encore beaucoup plus inutile : un instrument pour piquer les œufs crus afin d’éviter que la coquille ne se brise quand on les plonge dans l’eau bouillante.
Un autre événement historique de taille devait être évoqué. Le « déménagement », au soir du 31 octobre 1961, des restes de Staline, du mausolée où il reposait avec Lénine depuis sa mort en 1953, est croqué avec beaucoup d’humour. Et les détails savoureux donnés concernant les boutons en or décousus et la sortie de la députée Lazourkina pourraient paraître relever de la fiction satirique. Ce n’est pourtant pas le cas. On pourrait à ce propos être tenté d’esquisser un parallèle avec la célèbre cosmonaute intervenue récemment en faveur des amendements à la constitution russe. Et, bien sûr, cet épisode rappelle le délicieux pamphlet satirique de Nicolas Bokov « La tête de Lénine » qui fut d’ailleurs publié pour la première fois en russe par la maison d’édition Syntaxis, que dirigeaient les époux Siniavski.
Dans le « roman » écrit par Iegor Gran les exemples amusants rappelant une fois de plus l’actualité abondent. Il en est ainsi de l’analyse sémantique entreprise par les services pour essayer de comprendre si Abram Tertz et Nikolaï Arjak (les pseudonymes adoptés par Siniavski et Daniel) ne seraient pas en fait une seule et même personne. Là encore le lecteur peut être tenté de faire un rapprochement avec les récentes expertises linguistiques effectuées par les autorités russes dans le cadre d’enquêtes judiciaires.
Ce livre est un brillant feu d’artifice. En rappelant au lecteur les différents événements qui ont ponctué l’actualité soviétique dans ces années-là : la capture de l’avion espion avec Gary Powers en 1960, le triomphe de Gagarine en 1961, l’exposition underground de 1972, l’auteur agrémente son récit d’une myriade de petits détails typiques de la réalité soviétique et d’anecdotes souvent grotesques. Le héros national Gagarine se vit offrir des cadeaux très prosaïques, à l’image d’un trousseau de mariée, puisqu’il y avait notamment des habits que les services compétents furent sommés de trouver coûte que coûte en cette époque de pénurie généralisée.
En rappelant l’alcoolisme endémique qui sévit dans le pays, l’auteur livre la recette miracle, connue de tous les Russes, qui permet de faire passer la gueule de bois et de rafraîchir l’haleine…Il n’oublie pas, bien sûr, d’évoquer la spéculation et le marché noir omniprésents, avec, notamment, les стиляги, zazous soviétiques curieusement très au fait de l’évolution de la mode occidentale. Il rappelle l’indigence de la sexualité dans ce pays où, avant que le sociologue Igor Kon ne soit autorisé, sous la perestroïka, à publier ses livres sur le sujet, il était admis que « Il n’y a pas de sexe en URSS. »
Mais l’auteur aborde également des sujets beaucoup plus sérieux suscitant l’inquiétude de ceux qui voudraient vivre dans un pays libre et tolérant. Ainsi est évoquée la terrible répression de la révolte de Novotcherkassk, qui fit 25 morts en juin 1962. Et puis, bien sûr, un sujet qui traverse toute l’histoire de la Russie et de l’Union soviétique, à savoir l’antisémitisme latent se muant bien souvent en campagnes honteuses donnant lieu à des arrestations et des condamnations iniques. Mais même pour un sujet aussi grave, l’auteur ne peut se départir d’une dose d’humour. Ainsi, un des membres des « services compétents » est indigné d’apprendre que des bruits courent comme quoi Trotski serait juif ! Quant au pseudonyme qu’a choisi Siniavski, Abram Tertz, il brouille toutes les pistes, d’où le temps mis à découvrir enfin l’auteur de l’article antisoviétique publié dans la revue française « Esprit ». En effet : « Jamais un Russe ne s’est fait passer pour juif. C’est du domaine de la perversion dans un pays où l’antisémitisme est endémique. »
Enfin, l’apparition de certains jurons et mots grossiers, donnés en russe, ajoute un élément facétieux au texte tout en contribuant à l’authenticité du propos. Je serais curieuse de savoir le sort qui leur sera réservé dans la traduction en russe du livre, qui ne saurait tarder, je l’espère. Il y a fort à parier qu’ils seront tout simplement omis en raison de la censure qui s’exerce pour tout le vocabulaire pudiquement appelé en russe « vocabulaire non normatif ».

Véronique Jobert
Аoût 2020



Isba restaurée - Irkoutsk - Photo : Elena Jourdan


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