Amine Afellous
The Cossacks (1928) de George W. Hill et Clarence Brown : de la conquête de l’Ouest à la conquête du Caucase.
Le film de 1928 "Les Cosaques" réalisé par George W. Hill et Frances Marion est une adaptation du roman de Tolstoï sur les Cosaques du Terek. Il a la particularité d’adapter les codes du western épique des années 1920 à l’image du cosaque, perçu comme un barbare oriental par le public américain de l’époque. Notre analyse montre comment ce film transpose l’univers du western épique au sujet des cosaques. Nous observons également la transposition de la confrontation entre les pionniers et les Indiens, la civilisation et la barbarie, à travers la guerre entre les cosaques et les Turcs. Influencé par la mode russe portée par l’immigration blanche en Occident après la révolution, le film est plein de références parfois maladroites au monde russe et au temps des tsars. Il distrait le spectateur américain même si certaines références peuvent lui paraître obscures.
Simon Albertino
Le conte littéraire russe à l’époque romantique : limites et frontières d’un genre.
Durant l’époque romantique russe, plusieurs écrivains ont décidé d’écrire leurs propres contes. Le plus connu d’entre eux demeure encore aujourd’hui Pouchkine, dont les contes sont encore très présents à l’école ou dans les librairies. Mais d’autres auteurs se sont aussi prêtés au jeu : certains se sont inspirés du folklore des contes populaires russes en en reprenant les personnages, créatures ou objets magiques, tandis que d’autres ont fait le choix de créer des récits plus personnels. En résulte un genre du conte littéraire russe riche, mais aussi complexe à définir du fait de la grande variété des textes qui le composent. Les travaux des folkloristes russes se concentrent aujourd’hui sur les origines de ces contes littéraires : proviennent-ils de contes populaires russes ou se fondent-ils sur des sources étrangères, notamment allemandes ? La frontière entre conte littéraire et conte populaire apparaît par conséquent centrale dans le processus d’identification du genre du conte littéraire. Toutefois, trop se concentrer sur les origines du conte littéraire peut conduire à l’égarement, car le récit lui-même finit par être mis de côté, voire oublié, au même titre que les contes littéraires où le folklore n’est que pas ou peu présent. Savoir situer la place qu’occupe la frontière entre le conte littéraire russe et le conte populaire apparaît donc comme déterminant pour évaluer toute la richesse de ce genre littéraire complexe.
Marie Bonin
La Fantastika russe : un itinéraire entre les frontières
Cet article retrace l’itinéraire de la littérature russe de l’imaginaire, depuis la fin de l’Union soviétique, caractérisée par le règne de la science-fiction, jusqu’à nos jours, où l’on observe une forte domination de la fantasy sur les autres genres de l’imaginaire. Autre mutation, la fantasy russe a cessé d’être une manifestation d’abord littéraire, pour devenir une production culturelle aux supports multiples. Le livre n’est plus l’original et peut devenir l’adaptation de jeux vidéo ou de séries. Étudier ce processus permet de revenir sur des phénomènes internationaux, tels que la popularité du format des séries de livres de fantasy ou l’importance croissante des formes numériques dans le monde du livre. Cela permet aussi d’analyser des tendances qui semblent spécifiques aux régions postsoviétiques : on peut ainsi établir un lien entre le déclin rapide dans ces pays du prestige de la littérature, la fin du littératurocentrisme, et l’effacement des frontières entre les différents supports d’un univers fantastique, comme le montre l’exemple du roman à succès Métro 2033, publié en 2005.
Alena Chumak
À la frontière de l’humain : l’animalité dans la prose des écrivains russes à l’aube du XXe siècle
Cet article étudie la notion de l’animalité dans le contexte de l’idéal humaniste de la littérature russe au tournant du XXe siècle. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’image animale se confirme dans un nouveau rôle, à savoir qu’elle ne fonctionne plus comme moyen de critique sociale, mais qu’elle intègre le portrait des personnages humains en devenant une composante intrinsèque. La réflexion sur l’être humain et l’intérêt envers le psychisme de l’homme sont au cœur de la prose de l’Âge d’argent. Les écrivains tournent leurs regards vers la part animale de l’homme en se questionnant sur ce qu’elle représente. La complexité sémantique de l’image animale donne lieu à plusieurs interprétations possibles. Qu’est-ce qui rend l’homme humain ? S’agit-il de l’aspect moral ou de la raison, notions définitives à l’humain ? Comment la part animale de l’homme se manifeste-t-elle et de quelle façon marque-t-elle la frontière entre l’homme et l’animal ? En étudiant les représentations animales de certains personnages littéraires, nous apporterons quelques réponses permettant d’améliorer notre compréhension du sujet.
Sergei Fediunin
La « Russie civilisée » contre la « nation des esclaves » : mythologies élitistes et construction de frontières sociales-morales dans la Russie au début du XXIe siècle.
Cet article se focalise sur la reproduction, en Russie contemporaine, d’un discours opposant une minorité libérale, « civilisée » et pro-européenne, au « peuple » jugé archaïque, incivil et hostile aux valeurs libérales. Sur fond d’une marginalisation extrême du libéralisme dans l’espace public russe depuis les années 2000, deux moments clés durant lesquels ce discours élitiste a atteint son apogée sont distingués : les manifestations d’opposition de l’hiver 2011-2012 et la révolution en Ukraine de 2014, suivie par l’annexion de la Crimée par la Russie et le déclenchement d’un conflit armé dans le Donbass. L’argument avancé est double : d’une part, la barbarisation symbolique des « masses populaires » relève des aspirations de l’intelligentsia pour affirmer son statut social, d’autre part elle est un moyen d’imputer l’échec de la « transition démocratique » postsoviétique et l’impopularité des idées libérales à la prétendue « mentalité archaïque » d’une grande majorité des Russes. Cette stratégie discursive s’avère donc contre-productive dans la mesure où elle contribue à renforcer l’image du libéralisme russe appuyée par le discours politique officiel, comme étant une idéologie « anti-populaire » ou « anti-nationale » et dont le corollaire n’est autre qu’une opinion libérale encline au pessimisme.
Sonia Gavory
Le Héron à Chaillot : une traversée des frontières illustrative des rapports féconds entre Antoine Vitez et la Russie.
En 1984, au Théâtre national de Chaillot, Antoine Vitez met en scène Le Héron de Vassili Axionov aux côtés de La Mouette d’Anton Tchékhov. Ce diptyque, qu’il présente comme la traversée de deux rives opposées de l’histoire, lui permet de revenir sur ce qui nourrit depuis longtemps sa réflexion et son travail : les révolutions que la Russie a menées sur la scène politique et théâtrale. À travers Le Héron, Vitez dresse le bilan des déceptions de l’ère communiste, mais montre également le visage du pays qui lui reste cher. Il convoque la Russie dont l’esprit demeure éclairé et cosmopolite, portée par des artistes qui franchissent joyeusement les frontières entre les genres et les styles dans un désir de réinventer librement les formes. La pièce d’Axionov participe de ce jeu-là, constituant ainsi un terrain fertile pour les propres expérimentations de Vitez. Tout en lui offrant la possibilité de la mettre en regard avec l’écriture de Tchekhov, elle l’invite à se ressaisir d’une esthétique grotesque dans la lignée de Vsevolod Meyerhold, figure exemplaire du renouveau de la mise en scène au début du XXe siècle.
Julie Gerber
La Limite de l’oubli de Sergueï Lebedev : une traversée du Styx
L’écrivain Sergueï Lebedev s’intéresse aux grands espaces : ayant travaillé comme géologue, il a longuement exploré les territoires du Grand Nord de la Russie. Cependant, son premier roman La Limite de l’oubli (2011) se présente com-me une méditation sur le temps et ses frontières. Le récit prend place dans les années 1980 et se poursuit dans les années suivant la dissolution de l’Union soviétique. Le narrateur anonyme, un jeune homme, s’interroge sur sa relation ambiguë avec son grand père adoptif, qu’il appelle l’Autre Grand-Père. Longtemps après sa mort, le narrateur décide d’enquêter sur son passé et commence un voyage vers le Nord. Là-bas, il comprend que ce vieil homme énigmatique avait été le directeur d’un camp du Goulag. Pour le héros, un « héritier de la mémoire », c’est l’occasion de découvrir la vérité sur le passé, les répressions ainsi que le silence qui les a suivies. Ce roman se présente comme une tentative de tirer l’histoire hors de l’oubli. La première partie de cet article considère la manière dont le narrateur expérimente des frontières sensibles qui sont d’ordre géographiques, temporelles et linguistiques. La seconde partie est consacrée au camp, comme un entre-deux insupportable où la vie ressemble à la mort. Dans la troisième partie, nous voyons comment le narrateur construit une identité hybride pour voyager entre les temps. Dans un mouvement inverse à celui de Charon, nocher de l’Hadès qui conduit les âmes des défunts dans les eaux du Styx, le narrateur tente de ramener les morts à la vie à travers son écriture.
Anastasia Kozyreva
Le livre comme frontière : entre espace littéraire et espace artistique. Sur l’exemple du poème Le Démon de Mikhaïl Lermontov illustré par Mikhaïl Vroubel
Dans l’historiographie de la littérature russe, le parallélisme entre le poème Le Démon de Mikhaïl Lermontov et l’œuvre picturale de Mikhaïl Vroubel est un sujet largement étudié. Cependant, la coopération artistique entre le poète et le peintre est souvent envisagée du point de vue de l’influence unilatérale des écrits de Lermontov sur l’art de Vroubel. À travers une analyse du terme « espace » en art, en littérature et en édition, cet article tend à retracer la façon dont la critique et le travail éditorial contribuent à l’effacement des frontières entre l’œuvre littéraire et l’œuvre picturale. Cette étude montre en outre la façon dont l’aspect physique du livre, comme l’espace qui accueille le texte et les images, crée un endroit de dialogue entre les deux arts et fait naître une nouvelle œuvre d’art.
Lana Kupiec
Le shtetl comme interface dans Huit récits sur l’enfance de Julius Margolin
Dans son autobiographie inachevée traduite en français sous le titre Huit récits sur l’enfance, l’écrivain Julius Margolin, qui a émigré en Palestine en 1936, revient sur son enfance passée entre différentes villes et shtetls de l’Empire russe dans les années 1900-1910. Les villes qu’il dépeint apparaissent comme de véritables interfaces aux confins occidentaux de l’Empire russe et à proximité de la frontière avec l’Empire austro-hongrois et l’Allemagne, dans une région où se côtoient différentes populations, langues, religions et cultures. Issu d’une famille juive russophone, déménageant régulièrement de ville en ville, Julius Margolin est un observateur privilégié de ces mécanismes, portant un regard extérieur sur toutes les communautés présentes. Zones de contacts dynamiques entre différentes cultures, ces villes sont aussi le reflet à petite échelle du passage du XIXe au XXe siècle. De plus, ces contacts avec l’autre créent une ouverture sur un autre monde plus « central » que le jeune enfant souhaite intégrer et qu’il explore par l’imagination.
Tatiana Nikitina
Le Caucase dans le ballet de Charles-Louis Didelot : frontières d’une œuvre
Charles-Louis Didelot (1767-1837) fut un maître de ballet français qui a effectué une longue carrière dans les Théâtres impériaux russes durant la période 1801-1831. Il est aussi considéré être l’un des premiers chorégraphes à s’intéresser aux œuvres des poètes et des écrivains russes pour la composition d’une œuvre chorégraphique. Parmi ses ballets, Le Prisonnier du Caucase ou l’Ombre de la fiancée, composé en 1823, suscite le plus grand intérêt. Cette œuvre qui puise son inspiration dans le poème d’Alexandre Pouchkine, introduit un dialogue entre la littérature russe et le ballet. L’objectif de cet article est d’explorer les frontières et les relations entre le texte littéraire et l’œuvre chorégraphique, ainsi que d’analyser la présentation de l’imaginaire caucasien dans un ballet. L’étude du Prisonnier du Caucase révèle l’adaptation de certaines règles de la conversion chorégraphique. La digression littéraire et l’introduction de nouveaux éléments dans le ballet manifestent un changement de l’esthétique qui préfigure l’arrivée du romantisme. En outre, elle démontre que cette œuvre est un lieu de la transposition des dogmes tsaristes imposés au théâtre. Il est ainsi important d’éclairer l’étude des pratiques chorégraphiques en Russie du XIXe siècle par la prise en compte du système politique et du contexte socio-culturel.
Anna Sidorevich
Le mouvement des femmes de Léningrad (1979-1982) : un phénomène qui dépasse les frontières
Le mouvement des femmes de Léningrad est né en 1979 au sein de la culture non officielle de Léningrad avec la publication clandestine de l’almanach Femme et Russie. Les persécutions du KGB ont commencé tout de suite, et les fondatrices ont dû changer le nom et le format de leur publication. La revue de samizdat Maria a été publiée en 1980 mais elle se distinguait davantage de la publication précédente par une forte tendance religieuse. Pourtant, les publications des féministes restaient assez marginales dans le milieu de l’underground de Léningrad dû à la spécificité du discours et des sujets évoqués. A la fin de l’année 1979, une copie de l’almanach a été transmise en France par l’intermédiaire du Consulat français à Léningrad. Mais une fois en France les écrits des léningradoises se voient inscrits dans le contexte de la deuxième vague de féminisme. Traduit et reproduit par les Éditions des Femmes, le samizdat féministe a été ensuite quasiment rejeté par la communauté féministe française. Notre étude a pour le but ainsi d’analyser tant le dépassement des frontières géographiques que le franchissement des limites symboliques par ce phénomène du mouvement des femmes de Léningrad (1979-1982).
Kateryna Tarasiuk
Les espaces de la douleur comme lieux d’emprisonnement du corps féminin dans la prose féminine russe de la fin du XXe siècle
La prose féminine engagée russe des années 1980-1990 marque l’actualité littéraire par la mise à nu des processus biologiques et physiologiques du corps féminin qui étaient restés longtemps des sujets tabous dans l’espace culturel et social soviétique. Lorsqu’on montre le corps féminin, il est difficile de ne pas voir la violence faite à celui-ci. Le corps féminin représente une surface sur laquelle sont inscrites plusieurs expériences traumatisantes. Une fois mis dans les espaces de la douleur, ces corps sont limités – voire emprisonnés – et dominés par le personnel hospitalier. Pour illustrer ce propos, nous étudions les trois œuvres suivantes : Sexopathologie [Сексопатология] (1993) d’Olga Tatarinova, Le Service des perdues [Отделение пропащих] (1991) et La Journée du duvet de peuplier [День тополиного пуха] (1991) de Marina Paleï. L’objectif est d’observer les formes d’expression et les processus des mises en discours élaborés par les autrices pour exposer la souffrance des corps. En analysant ces processus nous voudrions finalement parvenir à la problématique suivante : le corps souffrant devient-il a priori un corps emprisonné, une fois placé dans les espaces de la douleur ?